«A la violence sans phrase va succéder la violence de la phrase.»
Dany Bebel-Gisler, La langue créole, force jugulée
(p. 80)
INTRODUCTION
Examiner l’usage du français au département d’outre-mer
de la Martinique serait impossible sans traiter aussi celui du créole
martiniquais, les deux langues étant fortement liées dans
la conscience et dans le vécu national ou, plutôt, départemental.
On estime qu’il y a actuellement à peu près 325 000 créolophones
en Martinique, ce qui constitue presque toute la population du département;
toutes les séances sont pourtant faites en français, la seule
langue officielle de l’île. Plusieurs études ont été
consacrées à la diglossie de la Martinique, dont le bilinguisme
n’a pas encore atteint le statut officiel qu’il possède à
Tahiti. On supposerait que cette situation est due à la départementalisation
de l’ancienne colonie, effectuée en 1946, qui l’a intégrée
dans la République Française, et qui a entraîné
un processus d’assimilation dont plusieurs Martiniquais se plaignent, mais
il faudrait aussi considérer quelles sont les différences
constitutives entre le bilinguisme et la diglossie qui rendent celle-là
plus problématique en tant que point de départ d’une politique
de valorisation culturelle. Comment caractériser une communauté
«diglossique»? Le créoliste Albert Valdman la définit
comme le résultat du phénomène de l’acculturation
spécifiquement lié à celui de la créolisation.
«Est diglossique toute communauté linguistique dans laquelle,
à côté de la langue vernaculaire, existe une autre
langue apparentée à celle-ci mais dont la structure est plus
complexe et que l’on retrouve servant de langue vernaculaire à une
période antérieure ou dans une autre communauté linguistique.»
Mon propos dans ce travail est d’examiner quelques aspects de l’enjeu de
la diglossie telle qu’elle s’est manifestée à la Martinique
depuis l’abolition de l’esclavage au milieu du dernier siècle. Je
vais commencer par retracer l’histoire de la Martinique afin de présenter
un contexte de la situation linguistique actuelle. Ensuite, je vais présenter
et analyser quelques notions de la diglossie telles qu’elles s’appliquent
à la société martiniquaise, et je vais explorer le
rôle que joue l’école dans l’acculturation des jeunes. Je
vais terminer avec une discussion des expériences des mouvements
créolistes revendiquant la préservation et la promotion de
la langue créole par rapport au français.
HISTOIRE DE LA MARTINIQUE
La Martinique s’est révélée pour la première
fois aux yeux européens en 1502, lors du quatrième voyage
de Christophe Colomb aux Amériques, mais, les Espagnols étant
plus intéressés aux richesses du continent sud-américain,
elle n’a subi un vrai processus de colonisation qu’un siècle plus
tard, avec l’arrivée de Pierre Belain d’Esnambuc, qui l’a occupée
militairement au nom de la Compagnie des Iles de l’Amérique. Après
avoir chassé ou tué tous les Caraïbes de l’île,
on a tenté d’y installer quelques Européens, mais les résultats
étant peu favorables à l’exploitation agricole, on a commencé
à importer des Africains en masse, une pratique qui a été
instituée et réglée juridiquement lors de l’apparition
en 1685 du Code Noir. Pendant le siècle suivant, la Martinique
a connu, grâce au Code Noir, une véritable croissance
de la culture de la canne à sucre, ainsi qu’une forte augmentation
du nombre d’esclaves africains. Sous l’administration coloniale, ceux-ci
étaient absolument privés de droits par le système
établi et ne connaissaient la liberté qu’à travers
la volonté de leurs maîtres.
Deux autres éléments importants de la société martiniquaise ont aussi vu le jour pendant cette époque: le phénomène du métissage racial et celui de la créolisation linguistique. La population métissée est issue des relations sexuelles illicites entre maîtres et esclaves, mais ces gens de couleur avaient un certain degré de liberté par rapport aux Africains, bien que leur illégitimité ait été mal vue chez les métropolitains. La langue créole dérive aussi de la rencontre entre éléments européens et africains, naissant vers la fin du dix-septième siècle de la nécessité de concevoir un moyen de communication entre les planteurs et les esclaves africains, dont chaque communauté était expressément composée de parleurs de langues différentes afin de les empêcher de s’organiser pour se révolter. Le linguiste Lambert-Félix Prudent souligne aussi le côté pédagogique du créole, adopté et développé par les prêtres chargés par le Code Noir d’enseigner les esclaves. En 1842, un des premiers textes a été écrit en créole martiniquais quand l’abbé Goux en a conçu une sorte de grammaire rudimentaire afin de faciliter son catéchisme (Prudent, 1993: p. 36). Quoiqu’il ait bien servi aux maîtres et à l’Eglise dans la subordination et l’endoctrinement des esclaves, le créole s’est peu à peu transformé en un moyen principal de communication quotidienne chez ces derniers, qui se sont tout à fait appropriés la langue dans la création d’une culture basée sur une vive oralité. Cette tradition orale dite créole abonde en expressions idiomatiques, et transmet souvent ses valeurs à travers une riche tradition de contes. Dans la citation suivante, Prudent commente la façon dont cette communauté a intériorisé le créole ainsi que son rapport avec le français:
QUELQUES DONNÉES SOCIO-CULTURELLES
Cette diversité et l’égalité promise par la citoyenneté
française (offerte aux esclaves lors de l’abolition) sont pourtant
subverties par une stratification sociale qui perpétue les relations
de pouvoir conçues pendant l’époque esclavagiste. D’après
le socio-linguiste allemand Georg Kremnitz, la classification sociale à
la Martinique ne suit pas nécessairement les divisions raciales,
en dépit des nombreux termes qui désignent les diverses couleurs
de peau et qui suggèrent une société obsédée
par la race (i.e.«koolie», «nèg kongo»,
«milate», «câpresse»). Il s’agit plutôt
d’un système ouvert qui favoriserait la mobilité verticale
chez les insulaires: «la correspondance entre race et classe, pour
visible et surprenante qu’il puisse paraître, est loin d’être
totale,». Quoiqu’il n’y ait plus que 2 000 békés à
la Martinique, ils en occupent le premier rang de l’échelle sociale
(avec les autres immigrés métropolitains, ainsi que les Libanais
et les Chinois, qui jouissent d’un formidable pouvoir économique
), ayant laissé l’agriculture pour le commerce et le tourisme il
y a longtemps. Juste au-dessous des blancs se situent les descendants des
immigrés indiens ainsi que les métis qui, malgré l’illégitimité
dont ils portent les marques, ont beaucoup lutté contre l’esclavage
et ont aussi, plus récemment, alimenté la bourgeoisie du
pays. A la Martinique, on reproche souvent aux métis d’une tendance
vers l’ascension sociale (partiellement effectuée à travers
la maîtrise du français), ce qui a engendré un certain
mépris vers eux chez les blancs et les noirs (Kremnitz, 1983: p.
21). Enfin, la population noire martiniquaise, qui a subi une urbanisation
impressionnante aboutissant à la création de bidonvilles
autour des zones urbaines (souvent appelées les «quartiers
créoles»), souffre non seulement de la pauvreté (elle-même
essentiellement l’extension de la situation économique précaire
dans laquelle les Africains se sont retrouvés lors de l’abolition),
mais aussi d’un système de valeurs assez racistes conçues
pendant l’époque esclavagiste et toujours présent sur l’île,
bien que des mouvements comme la négritude aient beaucoup fait pour
relier l’homme noir à l’Afrique et de telle façon lui rendre
sa dignité volée.
L’histoire de la Martinique a donc privilégié la formation
d’une société hiérarchisée par la colonisation
et le mercantilisme, par l’esclavage et ses effets, et par une relative
disette de ressources. De plus, elle a fait naître, par le phénomène
de la créolisation linguistique, une sorte de bilinguisme général
dont je vais traiter dans la troisième partie de ce travail. Cette
société insulaire jouissait en fait d’un certain degré
d’autonomie jusqu’à 1946, où le Parti Progressiste Martiniquais
(PPM) d’Aimé Césaire a gagné la lutte qu’il menait
en faveur de la départementalisation. Le processus d’assimilation
dans la République a provoqué un changement idéologique
chez plusieurs gauchistes martiniquais, qui identifiaient là-dedans
la réapparition de la répression esclavagiste. Selon leurs
critiques de ce processus, une des formes les plus subtilement manifestées
de cette répression est en fait celle de la standardisation linguistique
(Bebel-Gisler, 1981: p. 80). La coexistence relativement pacifique des
deux langues à la Martinique leur semble menacée sous un
régime qui, tout en ouvrant le Martiniquais à l’universel
à travers l’enseignement du français et des valeurs démocratiques,
disons révolutionnaires, écrase la culture créole,
tellement enracinée dans une oralité à travers laquelle
s’éduquent ses membres. D’autres considèrent que cet écrasement
de la culture créole au profit de la langue française dominante
s’est en fait déclenché un siècle auparavant. Prudent,
par exemple, nous affirme que la hiérarchie sociale qui afflige
la Martinique se reflète dans ce qu’il appelle une «diglossie
classique» qui remonte à la période après l’abolition
où le décret de la scolarisation obligatoire en 1880 a effectivement
promu le français au statut de langue véhiculaire, au détriment
du créole (Prudent, 1993).
QUELQUES ASPECTS DE LA THÉORIE DIGLOSSIQUE
Nous avons fait usage du terme «diglossie» pour distinguer
la situation linguistique martiniquaise, comme l’ont fait de nombreux sociologues,
anthropologues et linguistes, tels Francis Affergan et Édouard Glissant.
Nous avons fait référence à la définition de
la diglossie que nous offre Albert Valdman, lui-même cité
dans le travail anthropologique d’Affergan sur la Martinique. Il vaut pourtant
préciser plus explicitement certains aspects de la théorie
diglossique afin d’en tirer quelques concepts applicables au cas de la
Martinique. De cette façon, nous pourrons identifier les traits
particuliers ainsi que la problématique de la société
martiniquaise en tant que communauté diglossique. Nous ferons référence
au travail du linguiste Francis Britto sur la diglossie en Tamil Nadu,
dans lequel il introduit la présentation sa recherche avec une partie
théorique qui retrace le développement des études
diglossiques.
Britto commence par une analyse des idées déterminantes
de Charles A. Ferguson, l’auteur d’un article, publié en 1959 et
intitulé «Diglossia», qui est largement considéré
comme le texte fondateur des études diglossiques contemporaines.
D’après Britto, les critères établis par Ferguson,
dont «parenté linguistique» et «fonction»
seraient les plus importants, visent à distinguer une situation
diglossique d’une situation bilingue ou plurilingue (Britto, 1986: p. 9).
En ce qui concerne «parenté linguistique», Ferguson
maintient que les deux variétés opposées dans une
relation diglossique doivent s’apparenter très, mais pas trop, étroitement.
Il désigne comme «optimale» toute relation entre variétés
dans laquelle celles-là ne peuvent se définir ni comme langues
différentes, ni comme styles ou même accents
d’une seule langue.. Par «variété», Britto comprend
un sous-système à l’intérieur d’une langue, cette
langue étant entièrement composée de telles variétés.
Ayant comme objectif la résolution de la problématique autour
de la division binaire des multiples variétés qui composent
une langue et autour de la relation entre les deux variétés
dites «optimales», Britto propose encore deux critères:
(1) Les deux variétés optimales doivent s’apparenter de façon
«génétique» (c’est-à-dire, grammaticalement,
phonologiquement, et lexicalement); et (2) Ces deux variétés
doivent être explicitement reconnues par la population comme variétés
distinctes de la même langue. Britto suggère que, dans les
situations plus complexes et peu claires (comme celle de la Martinique),
l’on pourrait se servir des techniques quantitatives concernant l’intelligibilité
mutuelle ou le nombre de transformations entre les deux variétés
afin de déterminer si les deux variétés sont optimales.
En ce qui concerne la «fonction», Ferguson maintient que
la variété optimale acrolecte s’imposerait à la population
entière d’une communauté diglossique à travers
la scolarisation. En plus, cette variété «supérieure»
ne s’utiliserait point dans la conversation normale, son emploi étant
plutôt réservé au discours formel et à l’écrit.
D’après Ferguson, l’emploi de la variété acrolecte
dans la conversation normale serait mal reçu et considéré
soit comme pédantisme artificiel, soit comme un signe de déloyauté
envers la communauté (Ferguson, 1972). La variété
optimale basilecte, alors, serait la langue maternelle de toute la population,
ainsi que la variété principale de communication entre ses
membres; dans le cas où elle possède une orthographie, celle-ci
n’apparaîtrait jamais dans l’écrit formel. Il faut noter que,
d’après Ferguson, la variété acrolecte se caractériserait
par une forte standardisation linguistique faites à travers des
études descriptives et normatives, tandis que la variété
basilecte ne montrerait aucun signe de standardisation. Chacune des deux
variétés remplit alors une des fonctions complémentaires.
D’après Britto, les concepts de la diglossie proposés
par Ferguson ont été étendus et modifiés par
Joshua A. Fishman lors de la publication en 1967 de son article «Bilingualism
with and without diglossia; diglossia with and without bilingualism».
Dans ce travail, Fishman enlève certains des critères établis
par Ferguson, en élargissant le champ des situations diglossiques
possibles. Fishman suggère que n’importe quelle variété,
y compris des langues différentes, pourrait coëxister avec
une autre dans une relation diglossique, pourvu que les deux variétés/langues
soient assez distinctes. Chez Fishman, la présence de n’importe
quelle complémentarité fonctionnelle saurait distinguer
une situation diglossique d’une situation bilingue, ce phénomène
ne relevant pas nécessairement de l’acquisition scolaire de la variété
acrolecte par la communauté diglossique entière. La variété
acrolecte pourrait alors être la langue maternelle d’une partie de
la population. En plus, il identifie à l’intérieur d’une
langue deux types de variétés, catégorisées
selon les caractéristiques de leur usage: les USOC (Use-Oriented
Codes), et les UROC (User-Oriented Codes). Selon ce schéma, l’usage
d’un USOC dépend de la situation et ne révèle rien
de l’interlocuteur (origine, classe, etc.), chacun des membres de la communauté
maîtrisant au moins deux de ces variétés. D’après
Britto, on les appelle communément «registres» ou même
«styles» d’une seule langue. Par contre, on ne maîtrise
normalement qu’un UROC (à moins que l’on n’ait subi un changement
de résidence ou avancé sur le plan socio-économique,
partie essentielle de la problématique autour de la diglossie martiniquaise)
et conséquemment les caractéristiques de l’interlocuteur
seraient facilement identifiés à partir de l’usage de l’UROC,
alias le «dialecte régional» ou «dialecte de classe».
A partir de ces deux catégories, Britto conçoit un schéma
dans lequel il identifie deux types de diglossie selon le statut de la
variété acrolecte. La diglossie «Use-Oriented»,
alias «diglossie diatypique», dont la variété
acrolecte serait un USOC, suit plus ou moins le modèle diglossique
proposé par Ferguson, l’acrolecte étant acquise uniquement
à travers l’enseignement formel et normalement valorisée
par toute la population comme partie essentielle du patrimoine. Cependant,
la notion du type «User-Oriented», alias «diglossie dialectale»,
dévie radicalement du modèle de Ferguson et s’applique beaucoup
plus directement au cas martiniquais que nous avons à élaborer.
Ce type de diglossie se caractérise par l’alternance codique (dépendant
du statut relatif des interlocuteurs), ainsi que par une forte correspondance
entre la maîtrise de l’acrolecte et le niveau socio-économique,
cette variété étant acquise dès l’enfance chez
une partie (l’élite) de la population et apprise à travers
la scolarisation chez l’autre partie. Ces derniers se trouveraient souvent
obligés à alterner entre les deux variétés,
tandis que l’élite, dont la langue maternelle est l’acrolecte, ne
connaissent bien ou ne parlent pas du tout la basilecte. Britto maintient
que les non-élitaires dans une situation de diglossie dialectale
se montrent souvent méprisants ou même désobligeants
de l’usage de l’acrolecte, souvent perçue chez eux comme une variété
étrangère à la communauté. D’après Britto,
la tension ressentie par les non-élites envers l’usage de l’acrolecte
résulte de la suppression du développement de la basilecte
(sur le plan technique, par exemple) et son exclusion des domaines administratif
et scolaire.
A propos du monolinguisme élitaire dans une situation de diglossie
dialectale, Britto suggère que la maintenance du statut quo linguistique
relèverait du désir de l’élite de perpétuer
les relations de pouvoir dont elle bénéficie, car l’acquisition
de l’acrolecte constituerait un obstacle formidable auquel les non-élitaires
devraient faire face dans leurs efforts de s’avancer sur le plan socio-économique.
Dans son oeuvre Le discours antillais, l’écrivain et théoricien
martiniquais Edouard Glissant attribue ce phénomène, qui
fait que l’élite/aristocratie favorise souvent une langue minoritaire
ou même étrangère à la société
dans laquelle elle se situe, à un désir chez les élitaires
de s’échapper à la «pulsion historique» vers
le monolinguisme, et de telle façon promouvoir sa «transcendance»
ou leur supériorité sur les non-élitaires (Glissant,
1981: p. 549). Britto souligne le fait que plusieurs linguistes, tout en
négligeant la différence entre ces deux types de diglossie
(diatypique et dialectale), sont tentés de condamner toute espèce
de diglossie pour raison de la relation étroite entre la diglossie
et l’inégalité sociale (Britto, 1986, p. 39). Il semble que
Glissant aussi perçoive une certaine correspondance inévitable
entre les deux phénomènes, car il identifie la diglossie
négativement comme «la tentation de tout multilinguisme de
fait», et quelque chose à «combattre» en faveur
d’un état de «bilinguisme réel», défini
comme «le rapport existentiel et compromettant de deux langues dans
une communauté qui les contrôle,» (Glissant, 1981, p.
560-1).
APPLICATION A LA SITUATION LINGUISTIQUE MARTINIQUAISE
Plusieurs questions naîtraient d’une application des concepts
diglossiques à la situation linguistique martiniquaise. Pensons
d’abord à la catégorisation de Britto: laquelle de ces deux
catégories saisit mieux la situation problématique à
la Martinique? Prenons le côté de la diglossie diatypique:
vue de l’extérieur, la relation entre les deux variétés
semblerait parfaitement paisible, chacune occupant heureusement son propre
domaine, le français (acrolecte) étant réservé
aux dites «hautes fonctions» et le créole (basilecte)
aux «basses fonctions». Sur le plan «culturel»,
par exemple, on écrirait (haute fonction) en français «standard»
et on chanterait (basse fonction) en créole, une dynamique qui se
voit en fait dans certains romans martiniquais, dont Je suis martiniquaise
de Mayotte Capécia. Il faut se demander cependant si une telle complémentarité
fonctionnelle existe vraiment entre le français et le créole
dont les Martiniquais se contentent. Il faudrait aussi tenir en compte
les diverses perspectives sur le statut du créole par rapport au
français, car il importerait de définir les deux variété
sur le plan linguistique afin de les mettre dans un cadre proprement diglossique.
Glissant maintient que l’on hésite à qualifier les créoles
comme langues distinctes tout en craignant que ceux-ci déplaceraient
le français de son statut en tant que langue dominante. Il fait
référence à ce qu’il perçoit comme un exemple
de l’hypocrisie des francophonistes, qui se plaignent de la domination
linguistique anglo-américaine («unilinguisme impérialiste»)
en défendant les principes du plurilinguisme contre les efforts
«universalisants» de ces derniers, qui menacent d’effacer la
«différence» chérie des Français. D’après
Glissant, on pourrait identifier dans la situation manrtiniquaise l’application
des mêmes principes universalisants et dévalorisants contre
lesquels ces francophonistes se battent. On justifie ce double-standard
en niant aux créoles le statut de «langue», ce qui fait
que les Antillais n’auraient aucun recours aux bénéfices
du bilinguisme: «La seule façon de continuer la domination
de la langue française sur le créole serait de s’attacher
à prouver que celui-ci ‘n’est pas une langue’» (Glissant,
1981, p. 559).
Le créole martiniquais a depuis longtemps été perçu
par l’hégémonie française comme une version inférieure,
simplifiée et «corrompue» de la langue française
telle qu’elle s’utilisait en métropole (Prudent, 1993). Telles considérations
dénigrantes sur ce qu’on percevait comme un cas de mimétisme
imparfait avaient déjà attaché aux noirs une certaine
incapacité face à la manipulation du français, dont
la complexité phonologique et syntaxique leur présenterait
quelques difficultés manifestées dans les divergences entre
les deux langues (Bebel-Gisler, 1981: p. 111). Le créole, né
grâce aux spécificités de l’époque esclavagiste,
est donc lié inextricablement, du moins dans la perspective européenne,
à la population noire et métissée, bien qu’il doive
sa création en partie aux maîtres blancs. Bebel-Gisler maintient
que dans les récits de voyage des Européens aux Caraïbes,
les auteurs enlèvent aux maîtres blancs toute responsabilité
de la création du créole, en l’attribuant plutôt aux
noirs, étant donné que l’on dénommait ce «langage»
comme le «petit nègre». D’après une linguiste
citée par Bebel-Gisler, le rapport entre le créole et les
noirs était considéré si étroit que celui-ci
constituerait une espèce de «miroir» dans lequel se
refléteraient toutes les qualités ainsi que tous les défauts
de ces «populations de couleur». Quoiqu’elle fasse l’éloge
des qualités descriptives et proverbiales du créole, elle
en souligne aussi une incapacité ainsi qu’une indifférence
relative face à l’abstraction chérie des Européens:
«S’il a l’oeil vif et juste, il a le sang chaud, et ce n’est pas
dans les salons qu’il aurait pu apprendre à dissimuler ses sentiments
ou à en manier l’expression.» En plus, de nombreux écrivains
européens tenaient à ce que le créole n’ait pas su
accéder à la beauté langagière, c’est-à-dire,
à l’expression belle et élégante, qu’à travers
la manipulation des blancs. On pourrait dire alors que l’infériorité
perçue du créole par rapport au français a alimenté
et justifié la suppression des Africains, et vice versa, non seulement
pendant la période esclavagiste, mais aussi après l’abolition.
Etant donné que le français, grâce à l’assimilation,
est sans doute devenu la langue véhiculaire à la Martinique,
la maîtrise du français constitue un moyen de progresser verticalement
dans un système de classe qui n’est point basé sur des castes
raciales, mais plutôt ouvert, comme le suggère le proverbe
suivant: «Nèg rich sé milat, milat pòv sé
nèg» [Tout nègre pauvre est un mulâtre, tout
mulâtre pauvre est un nègre] (Bebel-Gisler, 1981: p. 70-1).
A la Martinique, la situation linguistique a été déterminée
par des phénomènes qui la distinguent des autres communautés
de diglossie diatypique (telles Tamil Nadu et les communautés arabophones):
la génocide de la population indigène, la colonisation et
la repopulation de l’île par les colonisateurs français (d’où
l’imposition du français en tant que langue dominante), l’importation
forcée des Africains et l’époque esclavagiste qui l’a suivie,
ainsi que l’émancipation des esclaves et la départementalisation
des années 40. D’après Glissant, le résultat de ces
phénomènes historiques et politiques est une langue «maintenue
dans un statut inférieur, contrainte à la stagnation, contaminée
par la pratique valorisante de la langue française, et en fin de
compte menacée de disparition.» Le rapport entre le français,
langue dominante et le créole à la Martinique est donc inscrit
dans un jeu complexe d’identité que Kremnitz appelle un «conflit
linguistique», à l’intérieur duquel il identifie deux
processus principaux: la substitution et la normalisation
(Kremnitz, 1983: p. 71-80). La substitution est le processus par
lequel la langue dominante vise à remplacer la langue dominée,
soit inconsciemment et lentement comme le remplacement du celtique par
le latin, soit agressivement comme dans le cas de la répression
violente du catalan par le gouvernement espagnol. Kremnitz caractérise
la force par laquelle le français usurpe l’espace créolophone
comme étant politiquement tolérante mais idéologiquement
répressive. Il importe alors de souligner le fait que, dans les
écoles de la Martinique, le processus d’alphabétisation et
celui d’acculturation au modèle métropolitain se déroulent
toujours concurremment. Bebel-Gisler y répond en condamnant non
seulement l’idéologie que cache ce processus-ci mais aussi l’aliénation
qu’il entraîne chez les Martiniquais: «La langue française
apparaîtra et sera donnée comme une force attractive, excentrant
l’Antillais hors de lui-même, pour que ses réactions deviennent
celles du colonisateur...[De cette façon, l’Antillais sera] rendu
capable de défendre presque avec plaisir les intérêts
du pouvoir contre les siens propres,» (Bebel-Gisler, 1981: p. 80).
Telle est l’importance accordée à l’école à
la Martinique, caractérisée par l’anthropologiste Francis
Affergan comme un «espace d’étrangeté» (Affergan,
1993: p. 57).
Le processus de normalisation, par contre, vise à restaurer
et à étendre l’utilisation de la langue dominée, surtout
dans les domaines (i.e. scolaire, médiatique, technique) où
elle était exclue ou même interdite. Implicite dans ce processus,
pourtant, est une idéologie de standardisation linguistique caractérisée
par Glissant comme un «barbarisme culturel» impardonnable:
«Créole standard et français standard:» écrit-il,
en faisant une juste comparaison entre les deux mouvements qu’ont subi
la Martinique, «des prétendues modalités de leur constitution,»
(Glissant, 1981, p. 560). Dès la départementalisation, la
Martinique a connu diverses tentatives de normalisation linguistique, surtout
provenant des gauchistes extrêmistes désillusionnés
par l’assimilation césairienne. La création au début
des années 70 du Centre Universitaire Antilles-Guyane a rassemblé
plusieurs linguistes et sociologues antillais qui s’occupait de la promotion
et de la valorisation juridique et populaire des créoles dans ces
départements. Ils s’inspiraient des efforts des mouvements créolistes
en Haïti, où le créole (qui diffère un peu de
celui des autres îles antillais francophones) avait déjà
acquis sa propre orthographie, la Fabulas-Pressoir, ainsi que le statut
juridique et scolaire (1961). Le linguiste martiniquais Jean Bernabé
a fondé en 1975 une organisation appelée Groupe d’Etudes
et de Recherches de la Créolophonie (GEREC), dont un des buts principaux
était la création d’une orthographie du créole. Celle
de la sociologue guadeloupéenne Dany Bebel-Gisler, sortie en 1975,
a eu beaucoup de succès, mais la plupart des oeuvres conçues
pendant cette période prenait comme base une idéologie marxiste
et post-coloniale qui a rehaussé le statut du créole en le
désignant «la langue spécifique du peuple...langue
de déviance et de résistance» et en lui enlevant tout
élément soupçonné gaulois pour qu’il s’écarte
aussi loin que possible du français (Prudent, 1993: p. 138-41).
D’après Prudent, cette organisation s’est écartée elle-même non seulement du réel créolophone mais aussi de la vraie volonté du peuple martiniquais, car elle ne s’est point renseignée sur le vrai usage populaire du créole (ce qui a rendu vraiment superficiel sa nouvelle version de la langue), et elle n’a tenu aucun compte des opinions positives du peuple martiniquais à l’égard du français, qu’ils considèrent largement comme une porte sur le monde et une solution à l’isolement. De plus, ses tentatives de normalisation dans le domaine scolaire à travers l’introduction de l’enseignement de l’orthographie créole dans les écoles ont révélé une certaine naïveté chez les linguistes, qui ne basaient leur travail ni sur le contexte diglossique traditionnel de la Martinique (où l’on avait depuis longtemps l’habitude d’écrire principalement en français et de parler principalement en créole), ni sur une considération de son application pratique:
Il semble que l’on puisse identifier dans les conclusions de Prudent
une certaine dualité ou même une confusion dans la diglossie
martiniquaise entre les deux types de diglossie proposés par Britto.
On pourrait attribuer les expériences négatives des efforts
des mouvement créolistes, qui ont plus ou moins échoué
dans leur quête de standardiser le créole et de telle façon
l’introduire dans de nouveaux domaines, au fait que les Martiniquais ont
été conditionné à accepter une espèce
de diglossie diatypique dans laquelle le français et le créole
remplissent naturellement des fonctions complémentaires dans la
société martiniquaise. Ils rejeteraient alors toute tentative
d’y instaurer une certaine équilibre entre les deux variétés.
Le réel martiniquais y semble pourtant tout à fait contraire,
surtout si on considère l’aliénation qu’entraînent
l’école et la standardisation de l’usage du français chez
les jeunes martiniquais (sujets importants que nous n’avons pas pu, regrettablement,
élaborer). La tension entre ces deux modéles diglossiques
à l’intérieur de cette situation relève de l’appelation
proposée par Kremnitz: un conflit linguistique.
La solution proposée par Glissant nous semble tout à fait
sage et advantageuse. Glissant suggère que l’on devrait combattre
la standardisation du français et reconnaître que chaque communauté
francophone réalise un rapport unique avec la langue française
(ce qu’il dénomme un «langage») que l’on partage tous
(Glissant, 1981, p. 548-55). Dans le cas de la Martinique, ce langage provient
d’une «synthèse» que font les Martiniquais d’une manière
tout à fait naturelle entre le français et le créole,
ce qui fait que les barrières d’usage établies entre les
deux variétés soient plus facilement franchies. D’après
Glissant, il faudrait revendiquer ce langage unique à la Martinique,
un projet que plusieurs écrivains martiniquais ont déjà
entrepris, notamment Patrick Chamoiseau, dont le langage constitue une
réalisation d’une interlecte entre le français-acrolecte
et le créole basilecte qui a à la fois fasciné et
déplu les critiques (Burton, 1993). Chez Glissant, il vaudrait rélativiser
le français, de façon que les francophones autour du monde
soient libérés des contraintes de la suppression des divers
langages faite par la standardisation: «Accepter cette relation,
l’enseigner, c’est ouvrir le possible sans imposer la fixité tyrannique»
(Glissant, 1981, p. 554-5).
BIBLIOGRAPHIE
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of the Sociology of Language, vol. 102 (1993), pp. 135-148.
QUELQUES CONSIDÉRATIONS SUR LA SITUATION LINGUISTIQUE À LA MARTINIQUE
par John Ryan POYNTER
Travail final: The French Language in the Francophone World
Spring 1999
Prof. Kokora