UNE "RÉVOLUTION culturelle !", clame l'universitaire
André Mandouze, ancien militant de l'indépendance et compagnon
de toujours de l'Algérie. Que ce pays reconnaisse comme l'un de
ses fils le grand saint Augustin est un signe fort adressé à
l'opinion internationale toujours inquiète du destin de l'Algérie
(Le Monde du 31 mars). Que l'initiative de cette réhabilitation
soit venue du pouvoir lui-même, qu'elle ait été relayée
par tous les médias algériens en dit long aussi sur la volonté
de ce pays de sortir de l'impasse islamiste et de rompre avec les attitudes
de rejet et de repli. A cet égard, le colloque sur "L' africanité
et l'universalité" d'Augustin, qui a réuni, du 1er au 6 avril
à Alger et Annaba (ancienne Bône), une centaine d'historiens,
archéologues, théologiens européens et arabes, est
une lueur d'espoir dans le rapport chaotique entre le monde arabe et l'Occident.
La postérité du philosophe chrétien - né
en 354 sur le sol algérien à Thagaste (aujourd'hui Souk-Ahras)
-, que les intellectuels d'Occident se disputent encore aujourd'hui (ses
œuvres viennent de sortir à la Pléiade), trouve un rebondissement
inattendu sur son sol natal où, dit son biographe Serge Lancel,
il a toujours "appartenu culturellement au passé colonial".
L'enfant de Thagaste fait partie de "ces modèles imposés
dans lesquels on n'a jamais appris à l'Algérie à reconnaître
son héritage". Rattrapant le temps perdu, le président
Abdelaziz Bouteflika veut en faire le symbole d'une Algérie nouvelle
qui, a-t-il affirmé devant ce colloque, souhaite en finir avec la
diabolisation de l'Occident comme "avec la dévalorisation de
l'héritage culturel des peuples dominés".
Rendre Augustin à l'Algérie, en faire le jalon d'"une
éthique nouvelle des rapports entre l'islam et l'Occident" (Abdelaziz
Bouteflika) est d'abord faire œuvre de justice, ont estimé tous
les spécialistes réunis à Alger, européens
autant qu'arabes, chrétiens autant que musulmans. Car même
s'il fut toujours "un légitimiste, un loyal sujet de l'Empire
romain"(Serge Lancel) et s'il était pétri de culture
latine, l'"africanité" du grand philosophe ne fait plus l'ombre
d'un doute. Africain par naissance, par langue (il connaissait même
le punique) et par conviction : après sa conversion au christianisme
à Milan (386) et ses années romaines, il choisit de rentrer
au pays comme prêtre, puis comme évêque à Hippone
(Bône, aujourd'hui Annaba), où il exercera son infatigable
activité de pasteur, rédigeant une œuvre monumentale, rompant
des lances avec les schismes (donatisme) et hérésies (arianisme,
pélagianisme), assistant à la chute de Rome et d'Hippone
conquise par les Vandales l'année même de sa mort, en 430.
Le rendre à son pays, c'est aussi faire mémoire du passé
chrétien de l'Afrique du Nord.
Avant d'être balayé par l'islam au VIIe siècle, le
christianisme fut fervent dans cette région du monde (plus de cinq
cents évêchés), prestigieux (outre Augustin, d'autres
Pères de l'Eglise comme Cyprien et Tertullien étaient africains),
divisé et querelleur, si l'on se souvient des luttes (physiques)
qui opposèrent à Rome les "donatistes", cette dissidence
de "purs" restée dans la mémoire arabe comme l'une des premières
révoltes contre l'Occident. Et c'est un Algérien, Mounir
Bouchenaki, directeur général adjoint de l'Unesco, qui, à
Alger, a rendu hommage à cette présence chrétienne
des premiers siècles, "qui a refoulé le paganisme et fut
prédominante dans toute la société". Une façon
de répondre au président Bouteflika qui, citant l'exemple
récent de l'Eglise catholique, avait dit que le dialogue entre les
civilisations commence par "un dialogue avec soi-même, avec sa
propre histoire".
Mais dans le Maghreb du XXIe siècle, que peut bien signifier
ce rappel de l'africanité d'Augustin et d'un passé chrétien
dont il a perdu toute trace ? L'intérêt de ce colloque fut
précisément de souligner l'universalité d'un philosophe
qui, il y a un millénaire et demi, posait déjà - dans
les Confessions et tous ses sermons - les questions résolument
modernes et universelles de l'angoisse de l'homme, de l'usage de sa liberté,
du rapport entre foi et raison, des exigences de la justice sociale, des
voies de La Cité de Dieu (son œuvre majeure) opposée
aux prétentions de la cité terrestre. Le théologien
français Goulven Madec a ainsi rappelé combien le lien établi
par Augustin entre la foi et la raison avait éclairé toute
l'histoire intellectuelle de l'Occident et gardait son actualité
devant les risques du fondamentalisme et de l'illuminisme : "Dieu ne
saurait haïr en nous, disait Augustin, la raison par laquelle
il nous a rendus supérieurs aux autres vivants."
ULTIME LEÇON
Pour le philosophe "romano-africain", la foi est le fruit d'une grâce
divine. Elle ne peut jamais être imposée, sinon comme une
vérité librement confrontée avec celle des autres.
Si les calvinistes et les jansénistes n'ont retenu d'Augustin que
son héritage le plus "déterministe" et pessimiste (la volonté
de l'homme soumise à celle de Dieu), cette alliance de la foi, de
l'intelligence et de la liberté sera reprise par Thomas d'Aquin
dans la tradition chrétienne, mais aussi par nombre de penseurs
musulmans (Avicenne ou Ghazali) également avertis contre tout fondamentalisme.
"Ma foi aspire à l'intelligence. La vôtre aussi, parce
que nous nous tenons dans la lumière de Dieu", a lancé
Goulven Madec aux intellectuels musulmans présents à Alger
: "Augustin est des nôtres, parce qu'il est des vôtres."
L'archevêque d'Alger, Mgr Henri Teissier, tordra enfin le cou
à la légende augustinienne qui fait de l'auteur de La
Cité de Dieu l'avocat d'une supériorité de l'ordre
spirituel sur le temporel, qui va légitimer tous les césaro-papismes
et guerres saintes de l'histoire. La cité de Dieu n'est pas l'Utopie(Cité
idéale) de Thomas More, ni la soumission de l'empereur au pape à
Canossa ni la République de Calvin à Genève. Rien
n'est plus faux, a souligné l'archevêque d'Alger, que de faire
d'Augustin l'avocat d'une lecture religieuse de l'histoire ou d'une "théocratie
ecclésiale". Et il a fait le parallèle avec le célèbre
Traité de l'imamat du juriste Mawardi (mort à Bagdad
en 1058) pour affirmer qu'en voulant bâtir sur terre une cité
céleste, le penseur chrétien et le juriste musulman voulaient
"laisser faire l'œuvre de Dieu dans le cœur des hommes" et non substituer
une loi religieuse au libre pouvoir temporel des hommes. Qui pourrait nier
que cette ultime leçon d'Augustin soit utile à l'Occident
autant qu'au monde musulman ? "Nous avons gagné contre l'intégrisme,
devait conclure André Mandouze. Les assassins ne pourront rien
contre le philosophe algérien."
Ce colloque d'Alger était organisé par le Haut Conseil
islamique d'Algérie, l'université augustinienne de Rome et
l'université de Fribourg (Suisse).
Henri Tincq